centreurope

Centreeurope.org
Portail est-ouest

 

La recherche francophone en gestion en Pologne et en Europe centrale

Entretien avec Claude Martin, Président du Réseau PGV *

Monsieur Martin, vous êtes la principale figure du développement de la recherche francophone en gestion en Pologne et en Europe centrale et orientale, pouvez-vous nous décrire dans quel cadre vos activités s'exercent-elles ?

Répondre à cette question nécessite un bref historique. Le cadre institutionnel du développement de notre recherche en Europe centrale, depuis 1990, est l’Université Pierre Mendès France de Grenoble et plus précisément, au sein de cette université, le Groupe de Recherche et d’Etude en Gestion (GREG), équipe localisée à l’IUT2 et associée à l’Espace Europe **. Le GREG est une équipe de recherche universitaire composée d’enseignants chercheurs en poste à l'IUT II et dans des UFR ou centres de recherche de l'Université Mendès France. Sont associés à cette équipe, des chercheurs français et étrangers, doctorants et post-doctorants appartenant à d’autres universités ou écoles. Les principales disciplines représentées au sein du groupe sont la Gestion, l’Economie, la Sociologie et l’Urbanisme. Comme toute équipe de recherche, le GREG accueille des doctorants, publie dans des revues scientifiques *** et organise des colloques. Il joue un rôle déterminant dans la signature d’accords de coopération avec de nombreuses universités d’Europe centrale et balkanique et représente, avec l’aide des composantes de l’Université Mendès France et, notamment, de l’IUT2, un remarquable potentiel d’échanges internationaux d’étudiants et d’enseignants.
Deux conférences organisées par le GREG ont été déterminantes pour l’avenir de la coopération internationale avec l’Est. En 1993, une Conférence Internationale intitulée "La Pologne et l'Intégration Européenne", marque l’engagement de l’équipe sur l’aire internationales des PECO. En 1994, l’équipe organise à nouveau un Colloque international sur L'entreprise et les Pays du Groupe de Vysegrad, colloque axé sur les nouvelles politiques économiques engagées en Hongrie, Pologne, Slovaquie et Tchéquie et depuis 1989. C’est au cours de cette manifestation scientifique que naîtra officiellement le Réseau des Pays du Groupe de Vysegrad, autrement dit, le Réseau PGV.
De 1994 à 2005, le réseau PGV ne cessera de s’étendre en termes de pays représentés, d’universités, de centres de recherche et de chercheurs. Il associe des centres universitaires de recherche en économie, gestion, droit et sociologie ainsi que des organismes représentatifs des secteurs économique, culturel, éducatif, politique et social. Il est implanté dans onze pays d'Europe Occidentale et Centrale. La coordination est assurée par nous-même à Grenoble avec l’aide d'un Comité de Pilotage International dont la composition correspond à la représentation des pays et des établissements. Actuellement, le réseau compte environ 150 membres appartenant à 69 centres universitaires implantés dans toute l’Europe.

Votre dernier ouvrage " Pologne 1989-2004. La longue marche. D’un système centralisé à l’intégration dans l’Union européenne" retrace les moments forts de la transition polonaise. Quels sont les principaux enseignements que vous en tirez ?

Cet ouvrage, édité par L’Harmattan, Librairie des Humanités, s’adresse à tous ceux qu’intéresse la question de l’Europe élargie et la place de la Pologne dans la construction européenne. "Pologne. La longue marche" est une perspective historique qui couvre quinze années de transformation d’un pays qui a abandonné le principe de l'économie centralisée pour évoluer vers une économie de libre concurrence. À l’exception de l’introduction générale, les premiers articles sont contemporains de la chute du Mur de Berlin, les derniers ont été publiés à la veille de l’intégration dans l’Union Européenne. Les textes abordent le changement social, économique, territorial et institutionnel qu’a connu la Pologne au cours de cette période.
La première partie développe plusieurs points de vue sur la nature des relations entre la société polonaise et l’Europe. Dans ce contexte, la construction de l’identité polonaise est, d’une certaine façon, la clé de l’ouvrage. Elle permet d’aborder et de comprendre à la fois la question de l’histoire longue, de la sortie du communisme et celle de l’intégration européenne.
La destruction du mur de Berlin a ouvert la porte de la démocratisation de la vie politique et la demande d'adhésion à l'UE est la conséquence d’une volonté de rejoindre la famille démocratique européenne.
La fin des années 1980 et le début des années 1990 constituent, dans l'histoire de l'économie polonaise, une période exceptionnelle.
En 1989, l’entreprise polonaise ne correspond ni aux conceptions, ni aux pratiques de l'économie libérale. L'Etat est propriétaire de l'entreprise. L'organisation centralisée et bureaucratique a conduit à la suppression des échanges inter industriels. Il faudra plusieurs années pour rompre avec le modèle socialiste. Cette conjoncture a façonné la personnalité du cadre d'entreprise dont la formation professionnelle est assez étroite et la connaissance managériale très faible.
La Pologne de 1994 apparaît comme le champion de la croissance à l'Est. Cependant, il faut s'interroger sur les transformations structurelles qui restent à faire, notamment dans le secteur financier qui n'a pas joué un rôle très actif dans la restructuration des entreprises. La même question peut être posée à propos des organisations syndicales considérées souvent, comme un vestige du passé communiste. Leur attitude vis-à-vis de la modernisation, en Pologne comme dans tous les pays d’Europe centrale, n'est pas globalement négative. Elle dépend du statut juridique de l'entreprise, de sa condition économique et surtout de la capacité de la direction à proposer une nouvelle définition de l'entreprise et à présenter des projets d'avenir en termes de modernisation. La privatisation de l'entreprise constitue un important facteur qui facilitera souvent le passage d'un syndicalisme purement revendicatif à un syndicalisme plus moderne, ouvert sur la négociation.
Depuis 1996, l’entreprise polonaise ne cesse de se rapprocher du modèle managérial anglo-saxon. Un nouveau management se met en place. Les premiers efforts porteront sur le marketing et les ressources humaines. Dans l’université polonaise, les cellules de recherche étudient le comportement des firmes sur le marché, au niveau des produits et des consommateurs, mais aussi de la situation interne et externe de l’entreprise.
La restructuration territoriale fait l’objet d’un développement à part. La transition a engendré un processus de restructuration importante de l'économie qui s'est accompagné d'une grave crise pour nombre de régions. Les actions des pouvoirs publics dans les régions déprimées peuvent se résumer à deux catégories d'interventions : les politiques d'aménagement du territoire et les politiques d'aides à l'investissement. On voit apparaître des problèmes au niveau économique, social et politique et l’on a le sentiment que l’accroissement de toutes sortes de différences, y compris interrégionales, est une règle du jeu objective du processus de transformation. Dans les régions les plus avancées en matière de transformations économiques, on observe un phénomène de développement rapide et en quelque sorte spontané des institutions qui forment des systèmes institutionnels riches. Par contre, dans les régions en retard de développement, ce processus est lent et devrait être largement inspiré et aidé par l’Etat.
L’ouverture du milieu local à l’environnement extérieur constitue la condition sine qua non de leur développement. La Pologne développe le modèle d’une politique régionale décentralisée.
La dernière partie de l’ouvrage analyse quelques conséquences sociales ou économiques de la transformation. Le chômage s'est manifesté au moment du passage à l'économie de marché, mais il a révélé toutes les faiblesses de la structure économique caractéristique de la période d'industrialisation socialiste. Le chômage qui touche, avant tout, les travailleurs sans qualifications, devient source de pauvreté et de misère. Il est un élément durable de la stratification sociale. La qualité des principaux services publics a considérablement souffert de la transformation. Les conditions pour bénéficier des services de santé ont sensiblement empiré depuis 1989. Il faut entreprendre des efforts constants pour améliorer la qualité des soins, sans négliger la nécessité d’introduire de nouvelles technologies médicales de plus en plus performantes. La qualité de l’urbanisme a également souffert de la transition, bien que, dans ce cas, il soit difficile de distinguer l’effet de la transition de celui, plus général et plus diffus, de la mondialisation. Le ralentissement de l'industrialisation extensive de Varsovie doit être considéré comme l'une des conséquences de la transformation du système amorcée en 1989. Enfin, le futur grand chantier de la construction européenne, mené de front avec l’élargissement, s’est traduit par un accroissement des flux d’IDE vers la Pologne. Il se confronte en même temps à la logique d’austérité budgétaire de l’UE qui s’impose à tous les pays d’Europe centrale contraints de respecter les grands équilibres et, d’autre part, de se libéraliser. A l’heure où de véritables choix stratégiques en matière de politiques européennes s’imposent, la voie d’une Union purement économique se fait au détriment de toute politique sociale au niveau européen, au risque de mettre en péril la réussite de l’élargissement.

Vous êtes en contact permanent avec des étudiants en gestion et de jeunes managers polonais et français, quelles principales différences les distinguent ? En quoi la nouvelle génération polonaise peut-elle servir de modèle à son homologue française ?

Il est difficile de répondre à cette question. Il est certain que les jeunes générations d’européens, de Lisbonne à Varsovie, ont beaucoup de traits communs qui sont la conséquence d’une certaine normalisation culturelle à travers l’Europe, sinon à travers le monde. Cela dit, les jeunes Polonais, étant donné leur histoire, présentent certains traits culturels particuliers qu’il faut garder en mémoire si l’on ne veut pas tomber dans les malentendus traditionnels lorsqu’il est question de relations franco-polonaises mais ceci renvoie à un autre débat qui est, sans même parler de l’âge, celui de l’identité collective polonaise.
Pour ne pas trop nous éloigner de la question initiale, nous resterons sur le sujet de la formation, de l’entreprise et du management à la polonaise. En matière de système éducatif, on peut dire que la Pologne a fait un effort de formation comparable à celui de l’Union Européenne. Le niveau de qualification est élevé, du fait de l’importance des populations ayant atteint au moins un niveau de formation secondaire, généraliste ou professionnelle. Les objectifs des systèmes éducatifs sont d’élever la proportion des hautes qualifications, d’assurer une formation tout au long de la vie et de répondre aux besoins des entreprises. Cela dit, la part de la population active ayant un niveau de formation supérieur est inférieure à la moyenne de l’UE. L’enseignement supérieur est jugé insuffisamment orienté vers les nouvelles technologies. En 2000, la part des diplômés en science et technologie était inférieure au niveau français.
Plutôt que de comparer les jeunes managers français à leurs homologues polonais, car les informations font défaut, il est préférable de s’attarder sur la culture d’entreprise en Pologne. Les différences par rapport à la culture française s’expliquent d’abord par la faible segmentation du marché du travail. En Pologne, les salariés sont très polyvalents. Depuis le début de la transformation, de nombreux salariés ayant un niveau scolaire supérieur, travaillent dans des professions les plus diverses sans rapport réel parfois avec leur formation d’origine. Cela s’expliquerait par la compétence des techniciens et opérateurs de production et par les pratiques de discussion sur le lieu de travail. Cependant, dans la plupart des entreprises, on attache une importance à la formation des salariés et à l’adaptation des hommes au travail, mais ceci se fait sans budget significatif et sans objectif stratégique clair. Les modes de recrutement sont variables selon les entreprises. Dans certains cas, les stratégies d’embauche résultent d’une politique mûrement réfléchie qui, à long terme, conduit à un remplacement des cadres par étape. Dans d’autres cas, la stratégie de recrutement découle plutôt de la situation actuelle que d’un programme à long terme. Dans les grandes entreprises, on utilise les services de cabinets spécialisés pour recruter des cadres diplômés et compétents, dans le but de se restructurer et de devenir plus performantes. Enfin, les salaires sont devenus plus équitables, mais d’importantes différences subsistent. Les ingénieurs, les managers et les techniciens sont mieux rémunérés que le reste du personnel, car il y a peu de concurrence à ces niveaux.
Les responsables polonais s'intéressent plus à l’information sur la production et la recherche-développement, moins souvent au marketing et aux achats. En fait, ils n'ont découvert le marché que récemment. Le marketing a fait son apparition tardivement dans les entreprises polonaises.
Cela ne signifie pas que la fonction était inconnue en Pologne. Bien avant 1989, elle avait le statut d’une discipline universitaire et l’importance de la formation au marketing était reconnue et encouragée dans le milieu académique, dans un certain nombre d’universités ou d’académies.
Il est intéressant de rappeler que, dès 1987, on effectuait des recherches sur les préférences des cadres polonais en matière de culture d’entreprise. L'orientation vers le marché était présente et les jeunes dirigeants manifestaient beaucoup plus d'attitudes innovatrices et cosmopolites que leur collègues plus âgés. Les résultats de ces investigations révélaient déjà l’influence du niveau de formation. Les dirigeants, au niveau Bac +5, étaient plus attirés par l’orientation marché. Ceux qui n’étaient pas allés au delà du baccalauréat paraissaient plus attirés par la production ou les responsabilités de direction. Les valeurs reconnues et acceptées par la plupart des cadres portaient sur l’ouverture, sur l’environnement, l'initiative, et l’adaptabilité. Ce modèle exprimait déjà un attrait pour l'activité techno-productive de l'entreprise plutôt que pour son efficacité économique. Quelques vingt ans plus tard, il est difficile d’affirmer que ce profil culturel a complètement changé. Le profil du dirigeant polonais a certes évolué au cours de la période de transition. Aujourd’hui, il occupe une position originale, à la fois par rapport au manager occidental et par rapport au manager d’autres pays d’Europe centrale comme la Slovaquie, ou la Roumanie. Il sort rarement d'une grande école (en fait peu de dirigeants ont été formés à l'exercice de leur métier). Il a fait carrière dans la même entreprise et a acquis son expérience sur le tas. La transition, avec son cortège de difficultés, l'oblige à réagir dans l'urgence. Sa démarche n’est jamais élaborée. Son approche est à la fois globale et personnalisée. L’entrepreneur attend de ses employés la soumission, le maintien d'une distance. Mais il apprécie également l'autonomie et l'indépendance professionnelle qui le libèrent des interventions et des contrôles. Il lui arrive de s'appuyer moins sur son statut ou sur son grade que sur des appels à la fidélité et à l'amitié. De cela découle une approche de la réalité très flexible, peu structurée et peu formalisée.

Propos recueillis par David Chelly, le 18 juin 2005

 

* Coordinateur d’un Réseau européen de laboratoires en sciences humaines et sociales (Réseau PGV), Claude Martin est professeur à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble. Il est auteur ou coauteur d'une centaine de publications en marketing, organisation, et management international. Directeur des Cahiers Franco-Polonais, intervenant dans plusieurs universités européennes, il développe, depuis 1990, des recherches sur l’entreprise dans les pays d’Europe Centrale et Balkanique. Membre du Comité éditorial de nombreuses revues européennes, Claude Martin a été élu en 1992, Membre d'Honneur de l'Académie Polonaise des Sciences. En 1999, il a reçu la Médaille de l’Education nationale Polonaise.

** Complexe d’équipes grenobloises intervenant en économie, gestion, droit et sciences politiques, sur l’Europe centrale et orientale

*** Le GREG édite, depuis 1992, en collaboration avec la Chaire de Management de l’Université de Lodz, Les Cahiers Franco-Polonais, revue consacrée à la recherche en gestion. A l'origine, cette publication bilingue, diffusée simultanément en France et en Pologne, était conçue pour améliorer les échanges économiques et scientifiques entre les deux pays. Le rayonnement de la revue a franchi les frontières pour se faire sentir dans d'autres pays d'Europe.

Plus d'informations :

Claude Martin, Professeur à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble
G.R.E.G. IUT II.
Place Doyen Gosse, 38 031 Grenoble Cedex France
Tél. (33) 04.76.28.45.89. Fax (33) 04.76.28.45.21.
@ : [email protected]
http://www.greg-pgv.com

 

 


IMPORTANT !

Cette version de Centreurope.org est présentée à titre d'archive et n'est plus actualisée.

Pour des informations à jour et renouvelées, veuillez consultez nos sites :

bg Bulgarie.fr
hu Hongrie.fr
drapeau lituanie LaPologne.fr
cz Republiquetcheque.fr
drapeau roumain Roumanie.fr
sk Slovaquie.fr
drapeau lituanie LaRussie.fr
drapeau lituanie LaCroatie.fr
drapeau lituanie Lituanie.fr
slovenie Slovenie.fr
PECO.FR Tous les pays d'Europe centrale et orientale